MILITER POUR LA PÉRENNITÉ D’UNE MODE D’AUTEUR. GRAND ENTRETIEN AVEC LYNE COHEN-SOLAL



Et si, en France, une mode d’auteur réussissait à s’imposer comme le cinéma d’auteur français a su le faire ? Cela reste le souhait, et le combat,  de Lyne Cohen-Solal. Rencontre.

grand entretien avec Lyne Cohen-Solal, par Stéphanie Bui, The Daily Couture

Aujourd’hui, force est de constater que l’écosystème de la mode en France n’est pas à la hauteur des enjeux de la deuxième industrie française devant l’automobile, et source de 700 000 emplois dans notre pays traumatisé par le chômage. Six mois après la remise à Emmanuel Macron et Fleur Pellerin par Lyne Cohen-Solal de son rapport « La mode : industrie de créativité et moteur de croissance » : qu’attendons-nous, demande Lyne Cohen-Solal, pour soutenir cette « part du génie français » participant au rayonnement du pays  – « non inscrit dans le marbre » – pour qu’il perdure ?

« La mode d’auteur est une mode d’artiste » pour Lyne Cohen-Solal, inspirée par la réussite de la filière cinéma ayant su « très très bien » s’organiser.  Ainsi, contrairement aux jeunes créateurs de mode, les jeunes auteurs de l’industrie du film ont, la plupart du temps, les moyens de financer leurs projets. Plus fort : la réussite du cinéma d’auteur nourrit le cinéma plus populaire, relève-t-elle, avant d’insister : « Pour moi, la mode est une puissante industrie créative et culturelle. En France, avec les industries créatives et culturelles, on est très forts.  On a le cinéma, on a les livres, la mode, le design, les dessins animés, etc...»  Or, les créateurs de mode indépendants, comme les artisans créateurs qui renouvellent les métiers d’art, ont besoin davantage d’aides, souligne celle qui est aussi conseillère municipale du Ve à Paris.

En effet, il est le plus souvent très difficile pour la jeune garde de la mode française de se mesurer à l’offre fast fashion de groupes misant sur le volume des commandes. Également difficile pour elle d’avoir son mot à dire sur les grands enjeux de l’industrie de la mode au même titre que les grandes entreprises du secteur. Comme sur la question du « See now Buy Now ». « Tout le monde n’a pas le même intérêt, nuance la chargée de mission. Les grandes maisons ont les moyens d’attendre pour confectionner les collections. Je n’ai pas de réponse. » Les petits créateurs et créateurs indépendants pourraient y avoir leurs intérêts.  Et de citer le cas du couturier Alaïa comme source d’inspiration avec ses défilés organisés selon un calendrier indépendant et l’interdiction de prendre des photos. « C’est presque normal, enfin. », conclut-elle. La réussite commerciale de ses défilés prêts à vendre ne peut être ignorée.

Car, il s’agit de permettre au dynamisme de la création de mode indépendante de s’épanouir. Plus que jamais, celui-ci se nourrit de nombreuses collaborations avec les industries créatives comme le design ou les arts vivants. « Les créateurs de mode apprennent beaucoup lors de ces collaborations.  Il faut leur permettre des allers- retours et ne pas les enfermer dans une boite ou tiroir qui finalement les appauvrit.»

Soutenir les jeunes pousses dans des incubateurs

Par rapport aux métiers d’art, résume l’ancienne adjointe au maire de Paris chargée du commerce, de l’artisanat et des métiers d’art, « on s’est sur la pente remontante. Quand j’ai commencé à être adjointe au maire de paris il y a quinze ans, honnêtement on avait beaucoup de mal. Les jeunes ne voulaient pas s’engager dans les métiers d’art. Maintenant on trouve davantage d’apprentis que de maitres d’apprentissage pour certains métiers. C’est un bon signe. Il faut surfer sur cette vague là pour aller encore plus loin. » Ateliers de Paris, le service de la Ville de Paris dédié au développement et à la valorisation des métiers d’art et l’incubateur incontournable pour les artisans créateurs de toute discipline, qu’elle a créé, fête d’ailleurs ses 10 ans en cette rentrée. Par ailleurs, les 100 créateurs exposés chaque année dans sa galerie rendent compte de l’effervescence créée par la jeune garde de la scène de la création à Paris.  Fondé il y a quatre ans, le fonds de dotation des Ateliers de Paris recueille désormais des fonds privés que la Mairie de Paris n’a pas le droit de collecter. En renforçant les actions publiques en faveur des jeunes artisans des métiers d’art, quelles que soient les disciplines, l’incubateur aide ainsi les jeunes artisans d’art « à démarrer dans la vie » avec un suivi de deux ans maximum.

Or, demeure une question : celle du financement. « Normalement, on pourrait avoir des fonds venant de toutes les entreprises, mais elles ne le font pas. Je trouve que c’est extrêmement dommageable. Elles laissent les choses en l’état. Elles considèrent que ça doit être le travail du service public. Ce n’est pas exact. A un moment, il faut bien avoir une espèce de service sur mesure pour les artisans. »  Aujourd’hui, au-delà de fondations privées de marques de mode à l’origine de la création de prix décernés aux jeunes créateurs, l’incubateur compte parmi ses soutiens notables la Fondation Bettencourt-Schueller. On lui doit l’ouverture d’incubateurs et la création d’une pépinière des métiers d’art située Avenue Daumesnil. Le Crédit Agricole, Riboud, Esmod ou encore la Fondation Daniel et Nina Carasso font partie de ses autres soutiens. « Les créateurs d’art qui sortent des Ateliers de Paris ont besoin de nous par le fonds de dotation pour devenir éventuellement des entrepreneurs ou des auteurs de mode. » Un chemin qui nécessiterait, selon Lyne Cohen-Solal, un accompagnement de toute la filière mode française, d’autant plus que le savoir-faire que nous avons en France est plébiscité. En témoigne l’engouement pour les savoir-faire défendus, bec et ongles, par les communications des groupes de mode. Quant aux actions d’envergure nationale qui, selon la chargée de mission, bénéficieraient à toute la filière mode, elles peinent à prendre forme. « On a un univers de la mode plutôt émietté, jusqu’à présent », confie l’élue.  En somme, des groupes de luxe, des professionnels nombreux et des fédérations qui n’ont pas eu l’habitude de travailler souvent ensemble.

Encourager la culture collaborative

Un pas important serait de reconnaitre, lors des défilés de mode, que la mode est un travail d’équipe, comme le fait le cinéma avec ses génériques de films. « Or le défilé de mode, ce n’est pas que le créateur, loin de là. Je ne connais qu’une Maison qui fait défiler l’atelier, c’est On Aura Tout Vu.  Quand la marque défile, toute l’équipe défile, y compris les stagiaires. C’est très fort mais assez rare. »  Et de conclure : « Les professionnels de la mode devraient montrer plus souvent combien c’est un travail d’équipe. Il faut noter que les grandes maisons commencent à bouger sur ce sujet. Regardez Chanel, mais aussi la Fondation Hermès et Dior sur l’avenue Montaigne, elles prennent conscience de leurs trésors en métiers d’art ! Et elles ont mille fois raison ! Elles pensent qu’il faut aller plus loin et soutenir les créateurs indépendants et une mode d’auteur, audacieuse et foisonnante. Car rétorque-t-elle : « Si, à Paris, il ne devait y avoir que des défilés de grandes maisons, on aurait douze défilés à chaque saison, alors qu’on en plus de cent. Je pense qu’il est très important de continuer de nourrir ce terreau de jeunes créateurs. »  Avec sa Semaine de la Mode, Paris reste la première au monde en termes de nombres de défilés, de rédacteurs internationaux et d’acheteurs présents, se réjouissait d’ailleurs la Maire de Paris, auprès du site evous.fr, à l’approche de la présentation des collections  parisienne Printemps- Eté 2017.

Dans ce contexte,  regrette Lyne Cohen-Solal, « en France, malgré l’importance de la valeur ajoutée de la créativité dans tous les secteurs par l’intermédiaire des métiers d’art. Et, dans la mode, le design par l’intermédiaire des designers, on a du mal à reconnaitre cette valeur ajoutée, à la dire. Or, ce sont des savoir-faire qui aident à vendre, mais aussi un plus qui aide à vivre. Ce ne sont pas que de beaux produits, ils véhiculent aussi des émotions positives,  une esthétique efficace et innovante… » Soit la vision d’une mode d’auteur nouvelle génération qui ravit néanmoins, à l’international, professionnels de la mode et clients toujours plus nombreux à s’intéresser à la culture manufacturière d’excellence de la mode, très forte en France. Redéfinir ce qui fait la valeur de la mode et d’ « un bon produit » au-delà du logo et de l’image fut d’ailleurs le sujet de la table ronde consacrée aux médias lors du Sommet de la Mode de Copenhague en mai dernier. Pendant ce temps-là, les politiques en France peinent à s’intéresser à cette industrie française rayonnante à l’international.

Renforcer l’intérêt des politiques pour la filière mode

Aux oubliettes la recommandation phare du rapport de Lyne Cohen-Solal de créer un Ministère des Industries Créatives comme il en existe dans certains pays. Pourquoi donc cette désertion des politiques de la filière mode selon l’élue ? « On a tellement l’habitude, on est presque des enfants gâtés. Dans le rapport, je l’écris : le monde de la mode est mal connu et mal aimé par les politiques français, globalement, car c’est un monde peuplé de femmes et d’homosexuels. Un monde perçu comme un peu frivole. Il y a la peur d’être frivole, or ce monde fait vivre 700 000 personnes en France. La mode, c’est notre ADN. Quand il y a une exposition à l’étranger, on nous dit : « apportez de la mode, apportez de la mode !  Seules les grandes entreprises ont alors les moyens de réagir, alors que des créateurs indépendants pourraient être également mis en avant. », regrette-t-elle.

C’est la puissance publique qui se sert de sa puissance justement, pour montrer l’intérêt général. Mais, martèle la chargée de mission, ce sont aux professionnels d’agir. « Simplement, il faut la volonté de construire des projets ensemble et de trouver les financements. » Et de relever ce constat : « Les créateurs de mode et les grands groupes exportent 80% de leur production, les français, pour leur consommation intérieure, importent 80% de la mode. Il y a quand même quelque chose qui ne tourne pas rond : ce qu’on exporte c’est du luxe, ce qu’on importe c’est la fast fashion.»

En Angleterre, existe une agence des industries créatives et culturelles, un ministère qui ne s’occupe que de ces industries-là.  En France, elles sont gérées administrativement par le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Industrie qui, le même après-midi, doit aussi gérer les industries nucléaires, automobiles et l’agriculture. « Ils n’ont pas cette espèce de sensibilité à cette industrie très spécifique, qui est de l’art appliqué. Cela me semble très important, qu’en France, on prenne conscience que c’est une richesse formidable que nous avons. » Et d’insister : « La créativité en France est un bien incroyable, une part du génie français. Comme l’industrie du cinéma en France, qui a su si bien le faire, celle de la mode gagnerait à s’organiser davantage, je pense qu’elle en a pris conscience et que ses responsables actuels sont en train de bouger en ce sens. »

L’annonce, par Forbes, cette semaine, de l’identité de l’homme le plus riche au monde en 2016, à savoir le fondateur de Zara, Amancio Ortega, détrônant au passage le mythique Bill Gates , aura-t-il un quelconque effet sur nos politiques pour concevoir l’industrie de la mode autrement qu’une incarnation de la frivolité?

Encourager un autre regard sur vêtement autrement, renforcer la pédagogie

Déjà, organiser une journée professionnelle rassemblant tous les professionnels de la mode à Paris comme de nombreuses industries le font déjà, avec les Ministres de tutelle présents pour l’occasion. A priori, rien de bien révolutionnaire… Un projet s’esquisse d’ailleurs, pour la fin de l’année 2016.

« La pédagogie est absolument clé. Cette pédagogie, sur tous les métiers qui participent à l’élaboration de la mode, manque de manière générale, c’est dommage, on pourrait éveiller tant de vocations à des métiers épanouissants… » Effectivement. Ce ne sont pas les quelques visites aux manufactures de nos grandes maisons de mode organisées chaque année pour les lycées qui suffiront à rendre compte de la richesse et de la diversité de la culture manufacturière et de la création de mode en France.

Dans ce contexte, Lyne Cohen-Solal, qui a aussi proposé d’agir sur la formation, se dit «choquée » qu’en France, il n’y n’ait aucun master prévu en création de mode… Cette absence s’expliquerait par le fait que l’Université « ne reconnait pas la mode comme une discipline ».   Etonnée par cet état des lieux de l’enseignement supérieur en France, et aidée par Jean-Loup Salzman, président de la Conférence des présidents d’université, l’élue décide de mettre en contact le président de la Sorbonne Nouvelle Paris 3 et la proviseure de Duperré, l’École publique, des métiers du design, de la mode et de la création. Ensemble, ils construisent un master de création de mode, commun à Duperré et Paris Sorbonne Nouvelle Paris 3, qui se ferait en alternance, six mois en université et six mois en entreprise.

De plus, à la rentrée 2017, devrait ouvrir un master en partenariat entre l’EnsAD, l’école d’ingénieurs Mines Paris Tech et l’université Paris-Dauphine. « On avance », se réjouit l’élue, motivée, qui explique s’atteler à mettre en place « des chaires de recherches en mode avec les Universités et les entreprises du luxe » ainsi qu’ « une Université Populaire de la Création. Ce serait ouvert à tout le monde ». En somme, de nombreux projets pour faire évoluer, petit à petit, l’écosystème de la mode en France. La bonne nouvelle ? La prolongation de la mission de Lyne Cohen- Solal par la Ministre de la Culture « pour mettre en œuvre les préconisations».

Pour notre pays dont l’image est indissociable de son savoir-faire dans la mode – nous ont rabâché tant d’études sur l’ADN de la marque France –  ne serait-il pas temps pour nos politiques de voir la mode comme une filière industrielle, innovante et créatrice d’emplois à porter haut ? Et cerise sur le gâteau : une industrie anti-France-bashing, à même de susciter le désir, le plaisir voire le rêve, on en a bien besoin au quotidien !

Quand viendra donc le jour où notre Président de la République, ou notre Premier ministre assistera à un défilé de mode ? Une reconnaissance de l’importance de l’industrie de la mode dans l’économie nationale serait la bienvenue. Deuxième industrie en France devant l’automobile avec 700 000 emplois, quel politique s’emparera enfin du sujet faussement frivole de la mode en cette période électorale ? Pendant ce temps-là, relève Lyne Cohen-Solal, Matteo Renzi, lui, assiste aux défilés organisés par une autre grande capitale de la mode, Milan.

Propos recueillis par Stéphanie Bui

Interview publiée le 14 septembre 2016

Le rapport de Lyne Cohen-Solal

 

 

 

 

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