Le 20 février 2025,
Une priorité : le recrutement
Les savoir-faire de la mode et du luxe suscitent autant l’admiration de nos contemporains séduits par la beauté du geste (succès des évènements dédiés comme les Journées Européennes des Métiers d’Art, Galerie du 19M…), que la réticence des parents à confier leur progéniture à la voie de l’apprentissage de ces métiers techniques. C’est dans ce contexte que Première Vision Paris a réuni, notamment autour de l’enjeu clé de la transmission des savoir-faire, des acteurs clés de la filière mode et luxe. Une édition printemps été 26 qui a rassemblé près de 30 000 professionnels internationaux provenant de 126 pays avec 1 100 exposants originaires d’une quarantaine de pays.
Alors que les besoins en recrutement des talents techniques (artisans et ouvriers) culminent, certains chiffres ont retenu l’attention. Il manque 50 000 artisans d’art en France, dont 20 000 dans l’industrie de luxe représentée par les entreprises du Comité Colbert, relève Bénédicte Epinay, sa présidente et directrice générale, pour qui « la raison est simple, c’est la pyramide des âges. Aujourd’hui, dans les ateliers de nos maisons, la moyenne d’âge est supérieure à 55 ans. Il y a une urgence à former la génération suivante. »
Le manque de talents techniques touche l’entièreté de la filière mode. Comme chez Sandro dont le responsable de la production, Vincent Bréaud, exprimait, lors d’une table-ronde sur « les nouveaux registres créatifs des savoir-faire », la difficulté à recruter des mécaniciens avant d’évoquer la question de « la capacité de production » des savoir-faire en France. Un défi que la griffe – et les autres marques conventionnelles positionnées sur ce segment premium – relève par le choix d’une production confiée à des fournisseurs à l’international. Rappelons que seulement 3 % de la filière textile-habillement fabriquée en France est vendue dans l’Hexagone…
Le manque de talents relève d’un phénomène sociétal qui dépasse nos frontières. Sur Maison d’Exceptions, la plateforme de « haute création » de Première Vision, un des exposants italiens, Ricami Laura, œuvrant pour les fleurons de la mode, confiait à The Daily Couture, la fermeture inéluctable de son entreprise de broderie d’excellence artisanale et machine, d’ici cinq ans, faute de transmission de son savoir-faire… Un risque d’autant plus présent pour certains savoir faire en maroquinerie ou en joaillerie, par exemple, nécessitant cinq à dix ans de formation pour atteindre l’autonomie de fabrication, a souligné Bénédicte Epinay. Comme cet artisan de haute joaillerie chez Cartier, proche de la retraite, après 42 ans d’ancienneté : 10 ans de formation, puis 30 colliers fabriqués, soit une pièce par an, confiait la dirigeante du Comité Colbert. « Evidemment, vous imaginez la pièce spectaculaire ! » L’enjeu de la transmission pour des entreprises dépendantes de la pérennité de tels savoir-faire qui s’acquièrent au long cours est une priorité.
Le réel des pratiques des savoir-faire
Pour transmettre les savoir-faire, encore faut-il en mesurer le réel de la diversité des pratiques. Les clichés auraient la vie dure. Au point d’avoir incité Manuel Charpy, chercheur au CNRS et co-fondateur de la revue Mode pratiques, de consacrer son dernier numéro à « la main » pour tordre le cou à « une partition un peu grossière entre artisanat et industrie. Une mécanicienne qui travaille sur une machine, valorise-t-il, a un savoir-faire. » Dans la lignée d’intellectuels américains comme Richard Sennett ou Matthew B. Crawford, auteur de Eloge du carburateur cité par l’historien, la revue a voulu, de même, « réfléchir à cette question du travail à la main, et comment la main pense ».
Le chercheur a aussi exhorté à la prise en compte de l’écosystème dans lequel évolue un savoir-faire, constatant, par le passé, dans le Nord par exemple, « la destruction de savoir-faire parfois très spectaculaire, en quelques années. Il faut garder en mémoire qu’un savoir-faire peut se perdre en moins d’une génération ». Toutefois, espère-t-il : « des formes de résistances perdurent par l’action d’ouvrières, d’ouvriers et de professionnels du textile via des collectifs. Ce sont des écosystèmes avec un ancrage local qui n’est pas figé ».
Par des formations internes dispensées au sein des entreprises, différentes générations œuvrent à pérenniser les savoir-faire. « Aujourd’hui, énormément d’adultes se passionnent pour ces métiers. On voit des artisans qui ont eu une première vie ou une seconde », se réjouissait Bénédicte Epinay, citant la nouvelle manufacture de maroquinerie de Hermès, à Saint-Junien, près de Limoges. Sur 250 emplois créés, 248 ont été pourvus par des adultes en reconversion. Parmi eux, « d’anciennes nourrices, chauffeurs de taxi, artisans en bâtiment fabriquaient des Kelly ».
Soit un écosystème des savoir-faire aux moults acteurs, configurations, pratiques et talents, tous confrontés au même défi de la transmission. Un défi qui semble néanmoins échapper à la connaissance de certaines parties prenantes d’ordre politique à en croire une anecdote partagée par la dirigeante : « Récemment, nous avons eu une réunion à l’Assemblée nationale pour évoquer ce problème de manque de vocation chez les jeunes. Ce à quoi un député nous a dit répondu : ‘Vous ne voulez quand même pas qu’on mette les travaux manuels à l’école ?!’ Si, a-t-elle rétorqué, justement, il faut remettre les travaux manuels à l’école ! »
Un terrain d’expérimentation hors norme des savoir-faire : la Haute Couture selon Kevin Germanier
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Après sa première présentation d’une collection haute couture en janvier dernier, Kevin Germanier a rendu un hommage appuyé aux artisans de son atelier. A lui la vision, aux artisans l’interprétation dans la matière. « Je leur confie un dessin qu’ils peuvent interpréter. Je pense qu’ils se sentent valorisés. Ils sont talentueux et, sincèrement, je le répète lors de chaque interview : sans les artisans, il n’y a pas de Germanier. C’est très important de mettre en lumière les artisans autant que moi. Un créateur de mode ou un directeur artistique n’est rien sans ses équipes. » Saluée par la critique, cette collection de haute couture donnait à voir la virtuosité de savoir-faire à même de sublimer des matériaux délaissés, upcyclant des déchets. « Je suis comme la poubelle de la Fashion Week », revendique, avec audace et amusement, le talentueux couturier. « A partir du moment où il est possible de faire un trou dans une matière, celle-ci devient une perle qu’on peut broder ». Toute matière est sujette à la métamorphose : les précieuses soies ou les cristaux Swarovski, comme les stylos Caran d’Ache, les pièces de vélo…
La Haute Couture permet de hisser la personnalisation à son paroxysme grâce aux savoir-faire. « Créer une collection haute couture, c’est une célébration de la vie, c’est énergisant, c’est l’absolu d’une certaine fantaisie qui se trouve dans chacun des cerveaux des créatifs ». Le tout au service des demandes particulières des clients : la veste d’un jour (de mariage, par exemple, achetée chez une autre marque) retrouvant une seconde vie haute couture par des broderies, une jupe métamorphosée en veste… « Un jour, une dame nous a demandé de transformer ses chaussures en sac à main. Il n’y a plus de règles, excepté les nôtres, c’est ça la haute couture, et pour moi, c’est ça l’innovation. » Une pratique des savoir-faire hors norme qui allie technologie et savoir-faire traditionnels, bien loin de « l’image veillotte » qu’ils peuvent encore avoir. « Nous pouvons réaliser des pièces absolument incroyables ! »
Rendre des savoir-faire accessibles grâce à des marques de prêt-à-porter innovatrices
Outre nos fleurons de la haute couture, les entrepreneurs du prêt-à-porter ont un rôle à jouer dans la transmission des savoir-faire, en proposant une alternative à une mode en crise de valeur. « Les entreprises locales dynamisent la filière mode, avec l’apparition d’une mode différente, imprégnée d’une valeur ajoutée, autour du savoir-faire porteur de sens et de culture sur lequel les entreprises parviennent à communiquer auprès de leur communauté », défend Thibaut Ledunois, directeur de la division entrepreneuriat de la Fédération française du prêt-à-porter féminin (FFPAPF). « On voit des entrepreneurs arriver dans la mode pour reprendre des savoir-faire et les mettre en avant de façon accessible. Lesquels ne sont plus figés dans un musée ou un conservatoire, mais appropriés par les jeunes entrepreneurs de la mode ». Fut notamment citées la marque marseillaise Azur, ancrée sur les territoires, en lien notamment avec des brodeuses et des agriculteurs pour la réalisation de teintures à base de plantes tinctoriales, ou encore Maison Cléo, basée à Calais, au plus près d’un fabriqué en France en lien avec des manufactures locales, comme les dentelliers du nord, le tout soutenu par un système de production à la demande au succès incontestable.
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« Back to craft » à l’ère de l’intelligence artificielle
Pour Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, il s’agit de prendre conscience de l’ampleur du renouveau des savoir-faire. Il observe une tendance du « back to craft », en écho au mouvement Arts and Crafts du 19ème siècle. Un engouement exprimé par des lieux célébrant les savoir-faire toujours plus visibilisés et par des expositions les encensant : Dolce&Gabbana au Grand Palais, « Louvre Couture », la première exposition de mode du musée, « Au fil de l’or » au musée du Quai Branly – Jacques Chirac…. Un « retour au savoir-faire extrêmement puissant » à l’ère de l’avènement de l’intelligence artificielle, selon le fin observateur de la filière, pour qui les savoir-faire demeurent « un besoin humain essentiel », remettant à l’ordre du jour la pensée d’Aristote : « Le sens du toucher est le sens dont la privation entraine la mort des êtres vivants ». Et d’insister sur la dextérité parfois inégalable du geste humain, encore aujourd’hui : « En robotique, façonner un vêtement ou fabriquer un objet avec un savoir-faire extrêmement précieux est beaucoup plus compliqué que fabriquer un avion. Parce qu’en robotique, on sait extrêmement bien reproduire le mouvement du bras, mais l’on sait beaucoup moins bien, sauf exception, reproduire le mouvement des doigts, beaucoup plus complexe. »
Dans ce contexte, encourage-t-il : « Il est extrêmement innovant d’utiliser les technologies pour les distordre et s’en affranchir. Alors, nait l’innovation et une expérience de la pâte humaine des savoir-faire indépendante de la technologie ». Et la dirigeante du Comité Colbert de renchérir, optimiste : « La domination de l’homme sur la machine sera formidable. Cette intelligence artificielle sera comme un outil qui permettra de décupler les imaginations de tous les créatifs. La moitié des entreprises du comité Colbert sont nées au début du 19ème siècle, ayant survécu à toutes les innovations. Elles vont survivre évidemment à l’intelligence artificielle. Je refuse l’antinomie entre la tradition et la modernité. Si la tradition est encore là, c’est précisément parce qu’elle est moderne ». Les savoir-faire ? Des métiers d’avenir !
rédigé par Stéphanie Bui
ma mission : "Je visibilise les savoir-faire sans lesquels l'oeuvre n'existerait pas" Portfolio
Depuis 2011, à la demande, the Daily Couture organise des immersions
dans les Ateliers Haute Couture à Paris œuvrant pour les plus grandes maisons de mode.
Pour nous envoyer votre demande : info@thedailycouture.com
En savoir plus, c'est par ici : Visites Ateliers Haute Couture à Paris | Immersions conçues par une journaliste mode : http://bit.ly/visiteateliershautecouture
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