Dans le secteur de la mode et du luxe, « le savoir-faire n’est pas un état, c’est un processus qui vit et évolue », décryptait Fabien Seraidarian, PhD, Senior Manager chez Mazars. Pour l’organisation indépendante d’audit, il a dirigé l’étude sur les savoir-faire de la mode et du luxe mandatée par le Ministère du Redressement Productif, en 2013. Et qui reste d’actualité en 2019. Soit un regard expert à la fois rationnel et distancié auquel l’univers inspiré du luxe et de la mode – rêve oblige – n’est pas toujours habitué ! L’enjeu ? Pérenniser les savoir-faire nécessaires à l’industrie de la mode et du luxe où la France est numéro un sur le marché mondial. Rencontre avec Fabien Seraidarian au sujet de l’étude au cœur des préoccupations de the Daily Couture.
« L’évolution des savoir-faire de la mode et du luxe se fera par le choix individuel de créateurs mais aussi par la promotion de nouveaux talents et de jeunes soutenus, par exemple, par des prix récompensant la création autonome, à l’instar du Prix LVMH pour les Jeunes Créateurs de mode. »
L’avenir des savoir-faire de la mode et du luxe est entre les mains créatives d’artisans innovants. C’est une aventure entrepreneuriale qui doit être soutenue par les pouvoirs publics, selon Fabien Seraidarian dont l’étude s’appuie sur 52 entretiens réalisés auprès d’acteurs privés de la filière et 15 entretiens effectués auprès d’acteurs institutionnels (fédérations, syndicats, groupements, CCI…). Et de préciser « Les savoir-faire d’exception évolueront par le choix individuel de créateurs plutôt que par une volonté politique ou la stratégie des marques. » Effectivement, apparaissent de nouveaux profils d’artisans. De plus en plus, devenir artisan d’art est un choix, non plus l’apanage d’une histoire familiale ou locale ancrée dans un territoire, et non plus la voie royale pour élèves catalogués « mauvais élèves ». Ici et là, on rencontre des créatifs indépendants, souvent diplômés d’écoles de design et d’arts appliqués ─ et non seulement d’écoles de confection ─ ou ayant vécu une reconversion professionnelle, finalement décidés à vivre de leur passion.
A eux tous, on leur doit de sublimer la matière d’une façon nouvelle. Sous-traitants et/ou créateurs de marque, ils incarnent les prémisses du renouveau du processus créatif de l’artisanat.
Citant le secteur très innovant du textile, Fabien Seraidarian souligne néanmoins le peu d’innovation textile dans le secteur de la mode. A cet égard, les propos de Pascaline Wilhelm, Directrice Mode de Première Vision, interviewée pour le prochain numéro du magazine Crash à paraitre en septembre, renforce ce constat : l’adoption très réussie des textiles techniques par l’univers du sport ne l’est pas encore par le secteur de la mode.
Censée être à la pointe de l’air du temps, la mode aurait-elle un temps de retard ?! Il faut croire que oui : « la mode, c’est un vrai métier compliqué » confiait-elle. À bon entendeur…
Car, derrière le style se nichent modestement des techniques de fabrication à maîtriser. Un envers du décor moins glamour dans un système de la mode qui perdure à former des stylistes au grand dam d’entreprises de la mode en recherche désespérée d’experts de la confection. « C’est le côté assez conservateur de tout ça », relève l’expert chez Mazars.
« On ne sait pas faire évoluer les savoir-faire. »
La question de l’innovation est clé, insiste-t-il : « Le problème aujourd’hui, c’est qu’on ne sait pas faire évoluer les savoir-faire. Le savoir-faire, ce n’est pas un état, c’est un processus qui vit, il évolue. » Ce point de vue si peu exprimé, du moins en ces termes, donne à envisager les savoir-faire autrement : inscrire les métiers artisanaux traditionnels dans une dynamique d’évolution nécessaire où prime l’innovation.
Une approche qui détonne avec la politique patrimoniale des pouvoirs publics : « Alors qu’on peut avoir tendance à penser que le savoir-faire est bien dans les musées, on prend alors le risque d’être déclassés ». La création de musées peut être utile au territoire, au tourisme, « mais ce n’est pas cela qui va créer de l’activité économique ». L’Atelier-Musée du Chapeau, rénové en 2013, en région Rhône Alpes en ou la future Cité Internationale de la tapisserie et de l’art tissé, en chantier, dans la région du Limousin préserveront le tourisme, offriront des expériences culturelles certaines, mais ne préserveront pas les savoir-faire. « Il ne faut pas avoir un regard trop caricatural, mais s’exprime une dominante avec des marqueurs un peu forts comme un esprit un peu trop conservateur dans la profession et la sous-capacité à financer des marques ». Alors que recommande l’étude ?
« Créer des incubateurs plus que des musées»
Parmi les trois principaux niveaux d’actions possibles, le cabinet Mazars retient la capacité d’actions des pouvoirs publics au niveau de la DGCIS transformée, en 2014, en Direction Générale des Entreprises (DGE) : par certaines politiques, il s’agirait d’accompagner les métiers, « car il y a une demande du marché ». L’étude met en avant la question de la formation et la transmission des savoir-faire. Des actions pourraient être pilotées en vue de la « sauvegarde » des savoir-faire avec des considérations sur la transmission, l’anticipation, les compétences et la façon de piloter des actions selon les filières. L’idée même de cette étude mandatée par l’ex-DGCIS a montré l’intérêt pour la question de la pérennité des savoir-faire par les pouvoirs publics. Reste à observer les actions qui seront prises dans le futur par le ministère.
Le deuxième niveau d’actions concerne la question du « développement des savoir-faire vers le secteur du luxe ». Les artisans et entreprises artisanales pourraient développer leur marque. Quant aux marques déjà reconnues pour leur savoir-faire, elles pourraient renforcer leur développement par certains leviers, financiers notamment avec les fonds mis en place par le groupe d’investissement public Bpifrance : Fonds pour les savoir-faire d’excellence (FSFE), Patrimoine et Création 1 et 2, et Mode et Finance. Parmi les actions préconisées : « créer des incubateurs, plus que des musées » comme ceux des Ateliers de Paris et du Pôle Est Ensemble pour les artisans du Grand Paris. Aux TPE artisanales et artisans émergents, elles permettent un accompagnement des entrepreneurs du secteur des métiers d’art ainsi qu’une valorisation de la création contemporaine par des expositions voire même par une Biennale Déco et Création d’Art, belle vitrine du dynamisme et du renouveau de la scène de la création de l’Est parisien.
Enfin, le troisième niveau d’action concerne le pilotage de la pérennité de la chaine de valeurs avec d’autres leviers pour réguler les pratiques par filière. On pense au nouveau Pôle Excellence de Formations dédié aux métiers du cuir et du luxe renforcé, l’année dernière, sous l’impulsion de la marque Repetto. Signerait-il les prémices de nouvelles actions collaboratives entre acteurs du secteur pour préserver des ressources communes ? Pour la première fois, quatre entreprises de luxe se concertaient avec Pôle Emploi, le Centre National du Cuir (CTC) et les régions Aquitaine, Limousin et Poitou-Charentes pour créer un apprentissage commun aux métiers du cuir pour les marques Repetto, Hermès, J.M Weston et le sellier CWD. Notons-le : ce centre de formation est ouvert à toute entreprise en France désireuse de former ses artisans aux métiers du cuir (voir article rédigé pour Crash magazine en note). Une tentative pour préserver un savoir-faire historiquement présent dans ces régions. Car l’un des problèmes, selon Fabien Seraidarian, c’est que « les savoir-faire sont devenus hors-sol ».
« Le problème est qu’il y a, d’un côté, le luxe, de l’autre, les savoir-faire. »
La mondialisation a rompu l’écosystème traditionnel du modèle entrepreneurial des artisans du secteur de la mode et du luxe. Les artisans avaient le contrôle sur leur environnement, ce qui n’est plus : désormais, résume-t-il, le savoir-faire est « hors sol » dans le sens où « il n’est plus nécessairement attaché à un territoire et à un patrimoine d’une part et, d’autre part, comme nous n’avons plus d’outils de formation, il ne s’enracine plus. Les entreprises développent elles-mêmes leurs outils de formation. Et de clarifier : « Ce ne sont pas les entreprises qui sont en cause, mais c’est l’état avec sa vision stratégique sur la façon de rendre ces territoires attractifs en capitalisant sur ces savoir-faire qui sont une forme de patrimoine qu’on avait pas forcément mis en avant jusqu’à présent. Du coup, observe-t-il, on regarde ces savoir-faire un peu passivement et la logique économique oblige les entreprises à s’organiser et faire front, alors que l’état pourrait considérer, par exemple, la construction d’écoles avec les entreprises sur certains savoir-faire. L’état pourrait garder une main et mener des actions que les entreprises ne peuvent pas faire en créant des clusters, par exemple. Les territoires seraient très heureux d’accueillir des outils industriels en France et de créer des conditions économiques attractives». En évoquant ses discussions avec des entreprises artisanales souhaitant se développer, Fabien Seraidarian incite à « voir plus loin en créant des espaces de formations dans les régions » car « il y a un espace pour la formation et l’état ne s’en saisit pas, alors qu’il y a une demande et que cela fait sens. » L’initiative de Repetto en est l’illustration.
Pourquoi l’état n’est-il pas plus réactif ? A la question de moyens, se greffe celle du rôle des institutions historiquement très présentes en France pour représenter les savoir-faire artisanaux mais aussi la question de la réactivité des entreprises. Et de conclure : « C’est un autre débat sur les institutions » que l’on comprend bien quand l’expert synthétise l’évolution des savoir-faire en France.
Quand on repense au secteur du luxe il y a vingt ans, résume-t-il, un artisan ou une PME du secteur maitrisait les trois dimensions suivantes : elle maitrisait son marché, avec ses clients, elle maitrisait son outil de production et elle était reconnue et intégrée dans son environnement local. Le développement du secteur du luxe a transformé les artisans en sous-traitants des marques de luxe. Les artisans n’ont plus accès à la distribution et aux clients. Enfin, l’environnement du secteur du luxe s’étant globalisé, se pose la question du rôle des nombreuses institutions nationales et régionales représentant les intérêts d’entreprises artisanales séduisant désormais l’international avant tout.
Vers une autre image de l’artisanat d’art ?
Ainsi, peut-être est-il temps de tordre le cou à l’image de l’artisan envisagé par ses mains et ses gestes, transformée en une abstraction liée à la stratégie de communication des marques misant sur le rêve d’une création d’exception « intemporelle ».
D’où la séparation entre le luxe et les savoir-faire non seulement dans le modèle de business du secteur du luxe, mais dans nos têtes à nous aussi, nous autres consommateurs d’imaginaires séduits par le supplément d’âme du geste fait main. L’artisan, sa main et ses outils si photogéniques : on aime ça ! On en redemande !
Car, comment expliquer que lorsque les médias viennent faire un reportage sur son entreprise, confiait le PDG de Dauvet, spécialisé dans l’application de la feuille d’or, ceux-ci refusent de filmer les nouvelles machines grâce auxquelles l’entreprise a innové et augmenté son chiffre d’affaire avec de nouveaux débouchés dans les filières cosmétique et alimentaire ? « Non, s’amuse Antonin Beurrier, repreneur de l’entreprise fondée en 1834, labellisée Entreprise Patrimoine Vivant, ce que les télés veulent filmer, ce sont les vieux outils, les marteaux datant du 19ème siècle… ! »
Le savoir-faire, il vit, il évolue, mais a-t-on vraiment envie de le voir ainsi ?
Étude sur les savoir-faire de la mode et du luxe par Mazars
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Merci de défendre le savoir-faire Français !!!
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