Le 2 novembre 2022
Lecoanet Hemant au Musée de la Dentelle et de la Mode de Calais : un magnifique écrin pour conter une traversée herculéenne dans le monde de la mode, au fil des années et des voyages, retracée dans la ville où s’implantèrent, au XIXème siècle, les industries portuaire et de la dentelle. Traversant les époques avec un coup d’avance, le duo en osmose, constitué de Didier Lecoanet et Hemant Sagar, fondateurs de la griffe éponyme, à Paris, en 1981, fut reconnu comme les orientalistes de la haute couture parisienne dès ses débuts en fanfare. En 2000, sur fond d’évolution des tendances et de recul de la haute couture, Lecoanet Hemant clôt la maison de couture. Cap vers l’Inde ! Hemant Sagar retrouve le pays où il a grandi avant de partir, adolescent, pour l’Allemagne, puis la France. Didier Lecoanet, originaire de l’Est de la France, en Haute-Marne, se retrouve catapulté vers une contrée lointaine à la figure d’éternité. En 2022, les deux globe-trotters sont reconnus comme les Parisiens de la mode indienne, à la tête d’un empire au plus près de moults maillons de la chaîne de valeur de l’industrie textile du sous-continent : création de marques et de commandes spéciales, sous-traitance pour de grands noms de la mode internationaux, R&D pour la structuration d’une filière textile écologique de la ramie indienne… A ce jour, Lecoanet Hemant est la seule marque de mode internationale qui, parallèlement crée et fabrique une collection en Inde pour l’Inde…
Une invitation à se laisser transporter par un conte merveilleux digne d’un songe. Une exposition à découvrir jusqu’au 31 décembre 2022.
« Une union entre une vision de l’Orient qui s’exprime par les modulations du drapé – sarong, sari, lungi et dhoti – et une certaine idée du coupé-cousu »
Entre 1984 et 2000, la maison réalise trente-trois collections bénéficiant de l’appellation haute couture, défilant pendant les Fashion Week parisiennes, à destination d’une clientèle internationale cosmopolite. Présente dès leurs débuts, la déclinaison autour du sari indien et de ses drapés marque l’ensemble de l’œuvre de la maison. Une référence à la culture indienne et à ses textes sacrés, les Védas, où ce vêtement drapé s’avère la parure des dieux, et par extension, aussi celle des classes dominantes. Un vêtement auréolé d’une pureté divine, n’ayant nécessité aucune couture, non souillé par la main de l’homme, contextualise Aurélie Samuel, historienne de l’art et indianiste de formation*. Entre les mains des créateurs, l’imaginaire de ce vêtement divin se décline en d’élégantes silhouettes drapées, pimentées de riches effets texturés aux couleurs vibrantes, issus du geste artisanal.
Dans les règles de l’art, car les deux protagonistes ont été formés, comme beaucoup de nos grands couturiers, à l’École de la Chambre Syndicale de la couture, à la fin des années 70. L’attribution du Dé d’Or vient saluer l’audace de la maison en 1994. Or chacun sa mission : Didier Lecoanet, au dessin et au modélisme. Hemant Sagar, à la logistique et aux affaires économiques. Un partage des rôles qui perdure aujourd’hui, réminiscence de l’archétype du duo créateur – homme d’affaire ayant marqué l’Histoire de la mode française. Aux côtés de ces créateurs que rien n’arrête dans la capitale de la mode, des couturières aguerries à l’art de la haute couture : Madame Juliette passée par les ateliers de Balenciaga, et qui deviendra Meilleur Ouvrier de France, ou Roy Gonzalès, venue de la maison Jean Patou. Les modèles issus de la période haute couture sont scénographiés parmi les nombreuses autres créations marquantes du duo sous la forme d’une exposition rétrospective selon huit thématiques : India Pop, Route de la Soie, Oiseaux de Paradis, Parfum d’Orient, Jardin de Shalimar, Le Palais des Mille et Une Nuits, Darjeeling Express, Les Splendeurs des Maharajas…
« L’expression de l’humeur par le vêtement était si communément admise qu’il était recommandé aux personnes souffrant du mal d’amour ou observant un vœu quelconque de porter telle ou telle couleur ». Aurélie Samuel, historienne de l’art et indianiste de formation citant Pupul Jayakar, catalogue de l’exposition.
Vers la création d’une filière textile d’une ramie écologique
Dès ses premières collections haute couture, Lecoanet Hemant laisse apparaître un des éléments distinctifs de son identité : des silhouettes confectionnées à partir de matières peu utilisées par la haute couture d’alors : raphia, écorce, coquillage, papier de riz… En témoigne cette silhouette sculptée dans de la fibre d’ananas, présentée lors du défilé Algae haute couture printemps été 1994. Depuis que les enjeux écologiques signent la promesse de nouveaux marchés dans la mode, et à la demande de l’état indien du Meghalaya et de l’Institut de France, en lien avec le CNRS, les comparses s’investissent dans un ambition projet de valorisation d’une ancienne fibre végétale très présente dans cette région à l’une des pluviosités les plus élevées au monde, dans le Nord-Est du sous continent : la ramie. Nul besoin d’irrigation pour tout ce qui y pousse, y compris la ramie, la fibre la plus longue que nous offre la nature. Plus longue que le coton ou le lin. Cependant, nuancent les créateurs, elle a un « problème » : sa forte concentration en résines doit être retirée par un procédé très polluant. « L’idée est de modifier la plante au niveau moléculaire. Elle poussera autrement. » De ces milliers d’hectares de terres « inutilisées » du Meghalaya pourrait naître une « nouvelle industrie » potentielles alternative au coton critiqué (fibre naturelle certes, mais consommatrice d’eau, de pesticides, de procédés chimiques…), et source de revenue pour les agriculteurs. En ouverture de l’exposition, la mise en scène de silhouettes confectionnées avec la ramie par un panel de créateurs indiens révèle le potentiel créatif de cette fibre textile. Hemant Sagar se remémore combien il fut « marqué à vie » par un tag « Assassins d’arbres » capté du regard, dans une rue berlinoise, cette année de 1973… Un questionnement sur notre rapport au vivant à présent inéluctable, et au cœur d’une des marques créées par Lecoanet Hemant : Ayurganic.
Remettre au goût du jour l’art vestimentaire ayurvédique
« L’habit ne fait plus le moine », se désole Lecoanet Hemant, devant l’éclipse de l’élégance d’autan au profit du cool à coups d’informes t-shirts et de baskets dits iconiques. En 2022, le luxe statutaire est ailleurs. En ces temps décrié de surproduction, surconsommation, sur fond de bilans carbone élevés, le vêtement a encore sa carte à jouer. En précurseur, Lecoanet Hemant a lancé une ligne de vêtement, Ayurganic. Le duo flaire l’air du temps, mise sur un autre rapport au vêtement, sur une consommation tournée vers l’intérieur, le bien-être, en lien vers la donne écologique : « Le luxe, c’est l’histoire intime avec le vêtement, où je suis avec mon vêtement, où le vêtement que je porte devient en quelque sorte ma maison parce qu’il m’enveloppe. » Loin des communications creuses, la ligne de vêtements puise littéralement dans le savoir-faire ancestral de l’Ayurveda, réalisée selon les principes de cette médecine traditionnelle indienne : d’élaboration artisanale, le coton biologique est ennobli du bienfait des plantes médicinales. Un traitement de la fibre de quinze jours à l’aide d’une composition d’herbes parmi les 357 disponibles ! Un « innerwear », soit un « vêtement d’intimité » confectionné comme « un bouclier autour de votre corps, protection contre la pollution ambiante ». Selon l’Ayurveda, le vêtement impacte l’organisme car nous respirons par la peau (un sujet d’actualité de ce côté-ci du monde où une fondation française comme No More Plastic s’efforce de sensibiliser les acteurs de la mode et les consommateurs à l’impact sur le corps de vêtements confectionnés en matières synthétiques). Même si la science ayurvédique est très présente en Inde, l’appliquer au vêtement est « une nouveauté » pour les Indiens. Lecoanet Hemant remet au goût du jour une pratique réservée aux têtes couronnées et à la noblesse locale d’autant. Une pratique vestimentaire culturelle à présent développée en une collection dans l’état du Kerala où subsistent des centaines d’ateliers dédiés au traitement ayurvédique de tissus. A partir d’un tissu exclusivement biologique traité selon la science ayurvédique, le duo voit toujours plus loin, expérimentant, envers et contre tout.
Une usine textile de pointe en Inde
En 2000, Didier Lecoanet et Hemant Sagar quittent Paris pour New Dehli, abandonnant le sur-mesure de la haute couture pour la production sérielle du prêt-à-porter, processus alors inconnu en Inde où les modèles de coupe et les techniques mises en œuvre restent très attachés à la tradition. Depuis vingt ans, ils réalisent, deux fois par an, des collections de mode pour homme et femme, réparties en cinq lignes chacune, lancées selon la diversité des climats et des cultures. L’alchimie des savoir-faire indiens, de inventivité et de l’esprit de la couture français fait merveille. En parallèle de leurs lignes de vêtements, ces Parisiens de la mode indienne multiplient les collaborations en tout genre, avec les personnalités, avec Bollywood, se font un nom jusqu’aux fleurons de la mode internationaux… L’expérience des associés français relève d’une aubaine pour les mastodontes de la mode internationaux en quête d’une sous-traitance de qualité dans ce pays à la culture textile très riche, mais écarté du marché international de la mode car y où règne le fait-main. Sans la standardisation nécessaire pour une sous-traitance destinée à un marché de la mode internationale. Sans le respect des normes impératives exigées par ces clients exigeants. « C’est un marché local très complexe, nous sommes toujours en train de chercher ce qu’est ce marché local sans infrastructures, et où le folklore reste très vivant. Le vêtement traditionnel est une réalité en Inde ». Le duo parvient à répondre aux commandes des industriels en bonne et due forme. Le savoir-faire de la broderie, entre autres, très vivant, et d’une grande qualité, a permis à Lecoanet Hemant de collaborer, en sous-traitance, avec un grand nom français comme Balmain pendant douze ans.
Respectueux des normes techniques, sociales et environnementales, Lecoanet Hemant a développé un empire avec moults activités, comprenant à présent la sous-traitance pour de grands noms de la mode américains commandant des séries de 20 000 à 100 000 pièces, confectionnées à Gurugram, près de New Delhi. Les associés y ont établi leurs siège social et ateliers de production, équipés de machines de haute technologie, employant 400 personnes, sans compter les ateliers extérieurs pouvant tripler le chiffre des équipes ! Une usine multi-certifiée à l’aune des normes exigeantes des donneurs d’ordres internationaux.
Quel chemin parcouru depuis la haute couture parisienne — couturier de la haute couture étant leur premier travail respectif !—, jusqu’à la création d’une entreprise de mode reconnue en Inde et des professionnels de la mode dans le monde ! Que leur aventure singulière, hors des sentiers battus, soit enfin contée dans le pays où tout a commencé, grâce à ce tout aussi singulier et magnifique Musée de la dentelle et de la mode de Calais, n’est que bon sens ! Depuis la crise sanitaire, les collaborations de Lecoanet Hemant reprennent de plus belle, sur fond d’ accords commerciaux favorisant la sous-traitance indienne au détriment de la Chine. Fins connaisseurs de l’industrie de la mode, les entrepreneurs observent le potentiel de la robotique dans l’industrie textile avec attention. Et Hemant Sagar de prévenir : « Une nouvelle course internationale est lancée, et bientôt, la vraie compétition, le concurrent à venir de la sous-traitance au Bangladesh, ce sera la Californie… »
Notes
Cité de la dentelle et de la mode de Calais
Catalogue d’exposition à la boutique du musée
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